Dans le monde financier, les rémunérations sont composées d’un salaire fixe, et d’une part variable, appelée le bonus. Comme expliqué dans une chronique précédente, cette part variable est déterminée selon un processus complexe, long et relativement pénible, au début duquel l’individu est consulté, dans le meilleur des cas.
Environ deux mois après, on lui assène un chiffre, et il doit vivre avec.
La qualité de son manager prendra alors tout son relief, et les RH pourront voir qui a bien préparé ses troupes, ou qui, à contrario, a laissé croire n’importe quoi à n’importe qui, pour tenter de s’en sortir par une pirouette
à la fin de l’exercice « c’est de la faute des Ressources Humaines, j’avais demandé plus ».
Ceux la, j’aime bien me les encadrer en direct, les rois des promesses qu’ils ne pourront pas tenir, qui fond semblant de redécouvrir comment ça marche chaque année…
Cette période clef, qui nous permet d’appréhender la finesse de gestion du manager, est par nature une période excessivement déstabilisante pour l’individu, aussi solide soit il.
En clair, on va évaluer et rétribuer par des espèces sonnantes et trébuchantes 12 mois de travail, la performance d’une année entière. Le salaire fixe existe, me direz vous, mais il est déterminé à l’avance, au préalable. Le variable, quoiqu’on en dise et malgré les efforts qu’on fait pour le dissocier, c’est bien la sanction quantitative et qualitative de 12 mois de travail.
Et ça n’a pas de limites.
Les bonus peuvent aller de 0 (message clair, va-t-en de la) à un certain nombre de fois le salaire fixe.
On ne peut pas demander à un individu normalement constitué de ne pas vaciller avant, pendant et après cette annonce définitive. Une petite perversion va compliquer le débat : avant, on la ferme, les bonus étant discrétionnaires on a peur de trop se faire remarquer. Après c’est trop tard.
On peut râler, crier, pleurer, on n’aura pas plus.
Pendant quelques jours, on est cependant dans un état d’esprit particulier. Avant de se faire rattraper par le quotidien et sa pression diffuse, on a toujours une petite fenêtre d’opportunité « je n’ai plus rien à perdre ».
Alors, on fait n’importe quoi.
Pour les RH, c’est un bonheur sans demie mesure.
Cecilia n’aime pas son boss Roger. Visiblement.
Roger est un caractériel infantile et sympathique, probablement macho. Cecilia a quelques heures de route, elle n’est pas facile à impressionner. Les relations entre ces deux managers seniors devraient être contrôlées par le patron du métier mondial au sein de la banque.
Simplement comme l’histoire se passe à quelque milliers de KM de Paris, et que le patron en question a peur en avion (je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux, ils sont finalement assez nombreux dans ce cas), il ne les gère pas, ou de très loin.
Dans la phase post bonus, leurs relations se sont plutôt tendues semblerait il. Il n’a pas l’air d’avoir la manière, Roger. J’en veux pour preuve le mail suivant, envoyé par Cecilia à Roger :
Tu n’as pas à me parler sur ce ton.
Jamais.
Rien ne te donne le droit de me téléphoner chez moi à 6 heures 30 du matin pour me hurler des ordres.
Ni cette banque, ni ton titre, PERSONNE.
Alors maintenant je te suggère de retourner voir une expo de Bonnard puisque cela te clame les nerfs, et de me laisser tranquille.
Tu n’as pas le droit de me parler comme tu as fait.
Ne recommence jamais.
Une œuvre d’art, je n’ai pas changé une virgule. La beauté de ce délire, c’est qu’il a ensuite été institutionnalisé : non contente de parler ainsi à son boss, Cecilia a fait suivre le texte précédent au patron de métier mondial dans la foulée, accompagné du petit chapeau suivant :
Merci de m’envoyer par écrit ce que je dois faire. C’est Roger qui est Head, et moi seulement co- Head.
Donc me dire par E mail merci.
Roger à intérêt à faire très attention car je n’accepterais plus d’abus de sa part.
La combinaison bonus + Roger : je n’accepte plus.
Je vous le promets.
Qui a dit que l’entreprise était un univers technocratique, froid et sans âme ? Une gigantesque masse de chaire de sang et de tripes, dont les convulsions peuvent donner de sublimes fruits sur l’arbre des rapports humains.
Le seul aspect un peu gênant, c’est que parfois on cherche désespérément le cerveau, mais il doit bien être quelque part.
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