Dans « Le père Goriot », Balzac reprend une idée de Jean-Jacques Rousseau, qui est à peu près la suivante :
si votre fortune (votre bonheur ?) dépendait, par d’obscurs mécanismes, de la mort d’un Mandarin chinois, soit la personne qui vous est la plus éloignée à cette époque là, seriez-vous capable de commanditer son exécution ?
Vous n’auriez jamais à en subir les conséquences directes, la justice des hommes et l’émotion de ses proches ne seraient pas ni une menace ni même une gêne, mais toute cette virtualité déboucherait bien sur la mort
d’un homme, mort dont vous seriez au bout du compte le seul responsable.
On peut décliner presque à l’infini les questions découlant de ce problème, questions pratiques, philosophiques, littéraires, humaines, mais je dois reconnaître que parfois les intellos me fatiguent.
D’abord, j’ai toujours trouvé que Rousseau s’écoutait parler, et puis c’est un Suisse, et il est quand même très ennuyeux. Et malhonnête sur ce coup là : qu’est ce que c’est que cette question dont tout le monde a la réponse ?
Répondre qu’on tue le Mandarin, c’est passer volontairement pour le dernier des cyniques, et donner tellement de verges pour se faire fouetter que personne ne va le dire, sauf par provocation.
Ca perd donc tout intérêt, et il se fait plaisir. Je respecte plus la démarche de Balzac, qui va mettre l’un des personnages de la Comédie Humaine en face de ce choix, et l’obliger à répondre. Il y a au moins une tentative de mise en oeuvre, même si les ficelles sont grosses et que nos deux grands hommes sont coupables d’une certaine complaisance, l’un pour passer à la postérité comme un grand sage qui rame sur le lac dans le bruissement des feuilles, l’autre pour vendre de la copie, alimenter sa grosse bedaine et rembourser ses dettes en séduisant le chaland avec un peu de sang, de drame et de rebondissement.
Mais pourquoi faudrait il forcement tuer quelqu’un pour accéder au bonheur, financier ou autre ?
Quelle question débile.
C’est comme Gide, avec son acte gratuit dans « Les Caves du Vatican ». Je n’ai aucune envie de tuer quiconque, ni de punir. La notion d’acte gratuit me séduit parce que j’ai un certain goût pour l’absurde, mais de là à pousser un inconnu d’un train lancé a pleine vitesse il y a de la marge. Et puis pourquoi toujours vers le mal ? Gide aussi il nous emmerde après tout, j’ai adoré « Les Caves du Vatican » mais ça reste un jeu.
En ce moment, c’est Noël.
Au sens propre, mais aussi parce que c’est la période de l’année où sont déterminés et payés les bonus. Les bonus, c’est la carotte au bout du bâton. Une fois par an, selon un processus extrêmement complexe, émotionnel, procédurier et désorganisé sont déterminées des rétributions variables et discrétionnaires, qui peuvent aller de 0 a 50 ( ça n’est pas une typo, je dis bien 25 + 25 ) fois le salaire fixe annuel des bénéficiaires.
Les critères sont variés : qualité du travail, revenus générés pour l’entreprise, composante cosmétique (note de gueule) qualités managériales (note de grande gueule), poids de l’historique comme on dit, résultats de l’équipe, du métier, de l’entreprise, à comparer avec les performances des autres.
Chaque année, nous avons donc droit à une immense cour de récréation, tout à fait réjouissante. Nos contacts directs sont les responsables, pas les individus eux mêmes. Le responsable sait bon an mal an quelle sera l’enveloppe de bonus qu’il va devoir partager entre ses gus, à peu de choses près. On parle donc ici de l’élite, des gens structurés, sérieux, cadres dirigeants.
Et ben ça ne loupe jamais : ils ont bien conscience que l’enveloppe est de X, « simplement voyez-vous, dans mon équipe c’est très particulier, et je vais vous expliquer pourquoi il faut donner plus » Et là, on a droit à la grande scène du 8, les spécificités du métier les difficultés conjoncturelles, le terrain est lourd, bref on se croirait dans Astérix aux jeux olympiques quand les Gaulois perdent la course de relais.
Chaque manager a de bonnes raisons de vous expliquer qu’il comprend bien, très bien même : il y a 100 à distribuer, simplement y a pas à tortiller lui il lui faut 150 pour son équipe, parce que.
Ca prend évidemment toute sa dimension comique au dixième manager.
Et encore, eux ont déjà du parler aux individus pour savoir ce qu’ils attendaient, et fait un premier filtrage. On n’ose pas imaginer la somme de toutes les espérances individuelles, ça serait rigolo d’avoir les chiffres.
De ces exercices ressortent deux types principaux d’individus : les naïfs et les pleureuses.
Les naïfs, il existent, sont des gens qui au fond d’eux-mêmes n’arrivent pas à croire qu’on les paye pour travailler. Ils ne le confesseront jamais, mais ils sont marqués au fer rouge par le système éducatif français qui va pousser un professeur à mettre « peut mieux faire » sur une copie à 18 / 20.
Depuis des années sous le joug d’un environnement qui les dévalorise, ces braves veaux prennent ce qu’on leur donne, émerveillés et reconnaissants.
Pour une fois, on ne leur explique pas qu’ils sont de grosses crottes, cela mérite un merci.
Les managers les adorent, surtout à cette période de l’année. Le reste du temps ils éprouvent à leur égard du mépris, ou dans le meilleur des cas une affectueuse indifférence.
Les pleureuses sont légion : ils ont cru comprendre qu’il fallait demander pour obtenir, et ont totalement vicié ce raisonnement sain :
« Si tu ne t’occupes pas de toi, qui le fera ? » Ils semblent cependant avoir oublié la seconde partie de ce joli proverbe,
« Si tu ne t’occupes que de toi, qui es-tu ? ».
Un connard.
Ces malheureux, pris à leur propre piège, ne peuvent donc jamais se réjouir ouvertement, quelle que soit la somme qu’on leur verse : par essence ils vous aboient que « on se fout de leur gueule », « c’est vraiment n’importe quoi » et « un jour il faudra qu’on leur explique ».
Tout ça au mépris de la plus élémentaire décence, puisque certains d’entre eux touchent l’équivalent du PNB d’un petit Etat africain, mais ça n’est pas le débat, les pleureuses existent à tous les niveaux de rémunération. Ils se sont fait attraper dans une toile fatidique, tissée de rapacité et de gonflement de l’ego qui les mènera probablement à la richesse mais certainement à une existence malheureuse un jour ou l’autre, l’aigreur corrompt.
Et puis il y a l’immense masse qui ne pense rien, prend ce qu’on lui donne et passe à autre chose.
Dans le cadre de mes nouvelles responsabilités, je participe à la détermination de ces sommes pour 900 personnes dans 43 pays.
Du cador parisien au comptable argentin, de la fausse star américaine embauchée à prix d’or qui restera deux ans à l’analyste financier indien, l’intégralité des chiffres passe entre mes mains.
Ma valeur ajoutée, dans l’immense majorité des cas, est nulle. Mon travail, c’est le maintien d’une certaine cohérence, et la centralisation des données.
Revenons à notre mandarin mâtiné d’acte gratuit.
Imaginons deux secondes que je change l’un des chiffres qui me passe entre les mains, le bonus d’une secrétaire indonésienne.
Je le double.
A l’échelon du groupe, ça n’est rien. Personne ne s’en apercevra jamais, et si c’est le cas j’invoquerai une erreur de saisie. En valeur absolue, c’est un tout petit chiffre, mais en valeur relative, c’est beaucoup. Surtout pour elle.
Alors voilà. Une jeune femme va recevoir le double de ce qui était prévu.
A ma petite échelle, je ne vais ni tuer le Mandarin, ni pousser l’inconnu du train.
Je vais faire un joli cadeau de Noël. Cela va pouvoir alimenter ma passion pour le grain de sable dans les rouages, et faire un peu plaisir à quelqu’un qui n’a rien demandé.
Bien entendu, c’est faux. Je ne pourrais jamais faire un truc pareil, je suis beaucoup trop professionnel.
Mais, connaissant le système, si quelqu’un arrive à prouver le contraire je lui tire mon chapeau.
La parabole de Rousseau n'est pas si bête. Aujourd'hui on licencie à tour de bras des mandarins chinois (= des salariés qu'on n'a jamais vu ni regardé en face dans le blanc des yeux) pour améliorer la rentabilité de son groupe et donc son bonus. Cela se passerait-il de la même façon si le patron qui décide connaissait chaque salarié personnellement ? J'en doute.
Rédigé par : Paul | 22 mars 2009 à 11:37
Bonjour
Le parallèle me parait un tantinet tiré par les cheveux, mais votre postulat de base est assez exact, pour le boss, l’employé lambda est devenu un mandarin. Cela dit, comment le boss d'une boite de 200 000 personne pourrait il les connaître tous ?
Chez nous, les gens qui décident de virer connaissent ceux qu'ils virent, c'est certain, mais au dessus, l'info doit remonter à travers les filtres que sont les managers intermédiaires, et donc de déshumaniser un peu plus à chaque échelon.
Rédigé par : DR HACHE | 24 mars 2009 à 11:58
Quelle taille, le tour de tête svp ?
C'est pour passer commande d'un beau Panama tout neuf...
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