Je sors de trois heures d’entretien avec Raoul. 135 Kilos, une petite voix fluette et un mètre soixante-dix-huit, Raoul ne se voit plus faire pipi depuis une dizaine d’années. Rentré dans la maison en 1981 après de brillantes études, il a gravi les échelons sans grands honneurs mais toujours apprécié de tous.
Raoul est, aujourd’hui, un déchet.
« Ca, lui, ça va plus du tout, Un monsieur si gentil, et qui était si beau », m’explique Carmélite ma nouvelle assistante.
─ Carmélite (je vous jure, elle s’appelle vraiment Carmélite, normalement je change les prénoms mais là je n’ai pas pu), 58 ans, grande professionnelle de l’aspect administratif des RH, m’enchante.
C’est Maame Michu et son bon sens du café du commerce, absolument détestable, un peu facho quand elle voit du bronzé ou n’hésitant pas à mal prendre l’accent africain pour être drôle.
Elle n’est pas vaccinée pour traverser le périf mais une possède une gentillesse de fond qui suinte par la très jolie cicatrice de son opération de la thyroïde, bien mise en valeur afin que nul n’en ignore─.
Bref, Carmélite qui est rentrée dans le groupe un peu avant Raoul, l’a croisé dans les couloirs et a dû copiner avec au moins une de ses secrétaires. Elle l’a catalogué « mec bien », c’est bon à savoir.
Raoul n’a jamais fait d’étincelles.
Il s’est laissé enfermer dans un système trop gros pour lui (bien rattrapé depuis), qui lui a permis de s’endormir quelque part en route sans gêner trop de monde.
Et puis il y a huit ans, Raoul s’est effondré.
Il a mangé à l’excès, bu pour oublier qu’il ne lui arrivait rien.
A 42 ans, il a fait une dépression nerveuse. Ce grand couillon débonnaire qui vivait chez sa mère a commencé à moins se laver, à venir de plus en plus tard au bureau. Il a pris 40 kilos.
Personne ne voulait plus travailler avec lui, mais un mélange d’humanité et de lâcheté a toujours empêché ses patrons successifs de le sortir.
Un placard de plus.
Tout ça aurait pu perdurer, mais le délabrement mental et physique de Raoul et le coup de mou de l’industrie financière il y a cinq ans ont précipité une situation de crise à peu près permanente : Raoul, aujourd’hui, n’a plus de job.
Un bureau, un téléphone, un PC, mais rien à faire.
Sa cure de désintoxication s’est bien passée pourtant il y a deux ans, il avait perdu 15 kg et venait au bureau à heures fixes.
Il en a repris 25, est essoufflé au bout de quatre pas et dégage une douce odeur de sueur et d’alcool qui diminue ses chances de séduire un futur boss ou une épouse potentielle (je me répète).
Raoul est un pur cas pour les RH.
Après une demi-heure d’entretien, je suis intimement convaincu qu’un licenciement mènera Raoul au suicide en moins d’un an.
Après une heure et demie, je pense sérieusement que sa situation est dramatique, et qu’il peut même se suicider tout seul sans qu’on l’aide, à tout moment. Je pense aussi qu’il mélange alcool et antidépresseurs, recette d’un désastre certain.
De là, il faut réfléchir un peu. On est dans la pire des configurations possibles, en fait. A 50 ans, il a bon an mal an atteint le grade maximal prévu par la convention collective, et n’a pas un salaire ridicule. Vieux et cher il effraye donc à priori n’importe quel manager au sein de la maison.
Et ça, c’est avant de l’avoir vu…
Il est donc invendable, inbougeable.
Je suis réellement inquiet, notamment parce que je ne sais pas du tout quoi faire. De plus, je n’ai qu’une confiance limitée dans mon diagnostic.
Mais mais mais mais
Diagnostic = médecin.
Médecin = traitement.
Faisons appel à un professionnel.
Alors j’appelle le service médical de la banque. Je prends
rendez- vous, et j’ai peur ; de botter en touche, de mal expliquer le cas, mais aussi de me retrouver confronté à des fonctionnaires qui se défaussent de leurs responsabilités.
Je tombe sur un humain.
Un physique assez curieux, plutôt une belle tête posée sur un mètre quarante de muscles et de nerfs, taillé dans un fil à yoyo à coup de serpette il doit peser 43 kg mais vous broie la main en vous regardant dans les yeux quand vous lui dites « bonjour docteur ».
Je lui ai résumé mon histoire, celle de Raoul sur lequel il avait un dossier mahousse évidement. Il l’avait bien potassé avant, m’a posé les bonnes questions, et nous avons réfléchi sur la responsabilité de l’entreprise et de l’individu dans un cas comme celui-là.
Il a utilisé le terme « rédemption ».
Pour lui, Raoul ne peut s’en tirer qu’en acceptant une mission explicitement sous calibrée : huissier, gardien d’immeuble, standardiste, n’importe quoi.
Il faut que le système puisse à nouveau lui imposer des horaires pour remplir une vraie tâche, sans faire appel à des neurones qui sont en vacances de la République depuis trop longtemps.
Mais il faut aussi que l’entreprise accepte et comprenne l’impact sociologique de ce déclassement, ça va être quasiment aussi difficile pour son entourage professionnel que pour lui. Il va falloir acter sa déchéance au sein du groupe si on veut éviter un naufrage total. Il est fort possible que certains refusent, moins pour des raisons économiques que parce que Raoul avant sa dépression, c’était eux. Sa dégringolade les renvoie à leur propre fragilité, l’officialisation de cette dégringolade va les angoisser terriblement.
A nous de préparer le terrain.
J’ai passé la meilleure demi-heure de mon expérience RH , le toubib était limpide, ferme, concerné par l’avenir de Raoul comme par celui de la structure qui nous fait tous vivre.
Il va le convoquer, le secouer, se mettre en contact avec son médecin traitant, m’impliquer dans le processus, probablement le renvoyer en cure, puis mi-temps thérapeutique, et glissement vers une autre vie, si Raoul l’accepte. On va le choper en tenaille, on en a probablement pour un an, et avec un peu de chance on en sortira tous grandis, lui maigri. Et vivant.
Ca fait du bien une fois de temps en temps.
Salut, viens de decouvrir votre blog. Lu avec delice ces observations de la vie DRH. Et pour ce petit monsieur (et les autres et vous) y a pas de service social d'entreprise ?
Virg
Rédigé par : virg | 04 septembre 2008 à 11:26
Si bien sur, le problème c'est qu'il a de l'argent, donc l'assistance sociale d'entreprise doit aussi gérer ses priorités.
dans le cas présent, le plus frappant c'est la distance entre ses capacités/diplômes/expériences et son positionnement actuel, lié à son état psychique.
Rédigé par : DR Hache | 04 septembre 2008 à 20:35
Ouf ! Enfin une anecdote avec une happy end potentielle :-) C'était pas gagné. Et un vrai dénouement de polar ! Le problème semblait impossible à résoudre et finalement la solution est si logique ! La médecine au secours des RH, bravo ! Que c'est beau !
Rédigé par : tropgentil | 19 décembre 2009 à 13:22
bah oui
et puis dans la vie après les choses sont différentes, mais ça n'est pas le débat. Ce qui est important, c'est que Raoul, finalement, est un pur fruit du système, et qu'on essaye de faire ce qu'on peut pour qu'il s'en sorte, que tout le monde en sorte renforcé, lui mais aussi les autres.
Rédigé par : DR HACHE | 22 décembre 2009 à 22:33
Quelques années plus tard...
Où est Raoul ? Comment s'en est il sorti ?
Rédigé par : Dr. Maboul | 01 février 2014 à 14:37