Nous venons d’enclencher la mise à la retraite d’un monsieur dont je me suis aperçu qu’il était rentré dans la banque trois mois avant ma naissance.
Godefroy rentre dans mon bureau un matin à dix heures trente, légèrement en retard pour montrer qu’il maîtrise le débat et ne s’en laissera pas conter.
D’un physique assez impressionnant, il porte toujours beau malgré ses soixante-trois ans. Son crâne chauve et poli est orné d’une couronne de cheveux très blancs, il est grand et large d’épaules et s’il me mettait une gifle les murs m’en rendraient probablement deux.
Sa diction est posée, son demi sourire narquois est à la limite du rictus mais annonce le client averti qui connaît les ficelles et se battra jusqu’au bout.
Godefroy n’est pas content.
Issu de bonne famille, rentré dans l’institution de papa en sortant des jupons de maman, il a mené une carrière plus qu’honorable sans pour cela avoir jamais
aucune chance de faire partie de l’aréopage des dieux cravatés. Il en connaît en revanche tous les membres, qui respectent son ancienneté et la résilience qu’elle implique, mais qui seront tous soulagés le jour où il disparaîtra de la circulation. En gravissant les échelons du pouvoir, ils se sont progressivement détachés de leurs anciens pairs (voire patrons), et sont très mal à l’aise lorsqu’ils les croisent dans les couloirs. Godefroy quant à lui est partagé entre l’orgueil de tutoyer les maîtres du monde, et la frustration de ne pas en faire partie.
La présentation de son parcours est donc un joli morceau de bravoure qui alterne une connaissance approfondie du gratin :
« En 1978, le président m’a dit Godefroy, j’ai besoin que vous remontiez le département Amérique »
et une aigreur bien justifiée sur le peu d’accessibilité de nos dirigeants :
« J’ai essayé d’en parler à XXX, je lui ai même envoyé un rapport complet sur le sujet et je n’ai jamais eu de réponse »,
XXX étant aujourd’hui Directeur Général Adjoint avec un agenda rempli jusqu’en 2037 sans compter les coups de bourre on n’est pas très surpris, mais Godefroy ne l’entend pas de cette oreille.
Arrive à point nommé la Fonction Ressources Humaines, et c’est avec résignation que j’endosse mon costar de bouc émissaire, puisqu’au bout du compte je sais pertinemment que ça va être de ma faute. D’ailleurs avec lui ça ne tarde pas :
« Sans vouloir critiquer, je trouve quand même que les compétences ne sont pas très bien exploitées dans cette banque » Allez hop, dans ta gueule. « Vous rendez- vous compte que je n’ai vu les Ressources Humaines qu’une fois dans les dix dernières années » Et là je réponds quoi ? Quelle horreur, c’est probablement vrai.
Le plus laid, c’est que ce type n’est même pas dans ma population. Je ne l’ai jamais vu auparavant, et je suis en train de lui expliquer qu’on ne veut plus de lui. Je ne sais même pas de qui vient la décision, je ne suis que l’exécuteur des basses œuvres, mon sympathique boss m’a laissé ce sac de bouse avant de s’enfuir vers des cieux germaniques, en trois minutes de discussion c’était plié : « tu vas recevoir Godefroy pour le mettre à la retraite ».
Et Godefroy, lui, ne veut absolument pas partir.
Durant nos deux heures de discussion, il évoque toutes les possibilités pour gratter ne serait ce que cinq mois de plus…. Je suis totalement désarmé, m’auto flagelle un peu, mais j’ai aussi bien conscience d’avoir affaire à un vieux renard (pour avoir tenu aussi longtemps…).
Mon inconfort n’est qu’un détail dans cette histoire, il fait quasiment partie de ma définition de poste, ce qui est plus intéressant et triste en l’occurrence, c’est le fatalisme qui pousse un personnage comme Godefroy vers une sortie par la petite porte.
La machine infernale est elle seule en cause : je ne le pense pas. Godefroy va partir aigri, et la faute est partagée. Jusqu’ici, l’institution a toujours poussé l’individu à produire, au détriment de toute introspection. Se poser trop de questions, c’est sortir du système, ce qui n’était pas acceptable.
Godefroy a passé sa vie à courir la pente d’une falaise, et n’a plus assez de jambes pour prendre l’escalier qui descend vers la mer. Ce parcours, c’était son choix d’homme.
Avec l’aigreur qu’il dégage aujourd’hui, il a cependant toutes les chances de s’écraser comme une merde, mourir d’ennui en trente- six mois ou ruiner la vie de ses proches dans les vingt ans qui viennent. Il mâchonnera sa rancœur sans pouvoir vraiment l’identifier, parce qu’au fond il a été un trop bon soldat, et qu’on ne lui a pas donné le loisir de préparer sa vie d’après.
C’est là ou notre responsabilité rentre en cause.
Il faut qu’on s’occupe des seniors, notamment en les obligeant à lâcher du lest, et sans langue de bois, quitte à s’en prendre plein la poire quand on leur dit que non, leur dernier poste ne sera pas le meilleur, que oui ils vont devoir partir pour céder la place à d’autres qui risquent d’aller voir ailleurs si on ne leur fait pas d’air.
Oui Godefroy, tu aurais du lever le pied il y a six ans, oui tu aurais du t’occuper de toi, profiter un peu du système, courir sur ton erre, prendre un peu de recul. Au fond, personne ne te l’aurait reproché si cela s’était accompagné d’un peu d’humilité.
Cinquant’cinq ans, soixante au plus Vient l’heure de la réflexion Vous ne serez pas roi de Prusse Messieurs faites bien attention. Accompagnez le mouvement, Relâchez progressivement, Partez heureux, sans ressenti Même si on vous a menti. Après quarante ans de maison Ce mensonge n’en est plus un Vous ETES l’institution, Acceptez- le, et bon chemin.
je trouve pas alfie!! je suis pas content
Rédigé par : fab | 10 décembre 2007 à 20:21
J'ai bien aimé ce texte qui met en perspective la carrière d'une vie. Pour un individu qui débute sa vie professionnelle comme moi, il pose la question du cycle de vie d'un employé et rappelle que, quelque soit la cime atteinte durant ces années de bocal, la chute reste inévitable. De quoi se mettre un peu de plomb dans la cervelle.
Rédigé par : PAT | 07 juin 2009 à 07:43
Oui, la mise en perspective est très réussie, ça se lit presque comme une nouvelle...
Mais quand on est à peu près au milieu du gue, on se rappelle de s'être juré, quelques années auparavant, de prendre du recul et de ne jamais se laisser dévorer comme Godefroy...
On sait combien c'est difficile et que l'on se fait régulièrement engluer par la pieuvre...
Toujours se rappeler de l'essentiel pour soi-même, l'entreprise ne nous sera jamais reconnaissante de ce que nous aurons sacrifié.
Rédigé par : Jane the Hachette | 15 octobre 2009 à 10:27