Dans notre grande partie de poker humain, la distribution aléatoires des cartes m’a rendu gestionnaire individuel des ressources humaines d’une population que l’on appelle « Etat Major », et qui regroupe sous ce nom pompeux le petit personnel des grands mamamouchis.
Chauffeurs, Secrétaires Assistantes.
Cela m’a été annoncé suavement par mon ancien patron lors de son départ, sans aucune précision supplémentaire quand au stock (c’est ainsi que nous appelons nos populations, ne rigolez pas au fond de la classe).
« Tiens au fait voila tu vas t’occuper de l’état major »
résume assez bien la passation / formation à laquelle j’ai eu droit de la part de ce monument d’incommunicabilité et de rétention d’info qu’était Louis Le Hutin.
Ma méfiance naturelle me fait cependant assez vite prendre conscience du danger : tout ce qui touche aux puissants est potentiellement explosif, et si l’on peut s’acharner à coups de hache sur un patron de métier blessé on ne saurait froisser la susceptibilité de la secrétaire d’un potentat de la banque, c’est une question de bon sens.
Je suis donc informé par des voix administratives que Madeleine va devenir l’assistante d’un maître. Normalement, je n’ai qu’à valider une forme de mutation et n’ai absolument pas besoin de la voir, mais je ne peux concevoir de limiter son existence (et du coup la mienne) à un simple click sur un écran, donc je la convoque pour faire connaissance et discuter.
A ce stade je ne dispose d’aucune information sur elle. Une petite femme de cinquante cinq ans rentre dans mon bureau. Sa voix est douce, ses joues aux pommettes saillantes sont surplombées par des yeux gris, eux mêmes encadrés de légères pattes d’oie qui remontent vers ses tempes. Sa chevelure est argentée, ras du cou, et donne cette impression de soins éternels qu’ont les pelouses anglaises sur lesquelles mille ans d’épreuves ont passés, et qui semblent indestructibles. Sa diction est posée, elle me raconte son parcours de trente ans au sein de la banque.
Je note qu’elle a très vite été assistante de grands patrons, dont d’ailleurs trois sont morts en exercice. Elle en parle avec chaleur et réserve, je connaissais l’un d’entre eux dans une autre vie et nous devisons elle et moi avec une complicité non feinte.
Je l’aime bien.
On remarque de nombreuses écorchures à sa main gauche et sur son cou. Dans un silence, et notoirement pour faire le malin, je demande « Vous aimez le jardinage ou votre chat est un peu énervé en ce moment ? » Elle regarde ses mains, sa voix s’adouci encore d’un ton, et c’est presque en s’excusant qu’elle me dit « Non non je me suis faite agresser hier soir. » Ah bon ??!! (Surprise, quasi sentiment de gaffe, intérêt, petite pointe de compassion, et je tiens une histoire qui sort de l’ordinaire se résument dans mes yeux étonnés)
« Oui, des voyous ont utilisé un pavé pour briser la fenêtre de ma voiture, et j’ai pris quelques éclats, ils m’ont arraché mon sac en se penchant au dessus de moi et en me tapant dessus. »
Le D R Hache commence à se sentir moins dans le bain de la conversation, et demande si elle a été à l’hôpital, mais non, elle a juste enlevé les éclats de verre avec une pince à épiler, après. Ou est ce arrivé ?
“A Saint Denis. Voila, ce sont des endroits dans lesquels il ne faut pas passer, nous le savions mais c’est le chemin le plus court pour aller voir notre fils. »
OK, je sens que ça va partir en sucette.
Son fils.
Mes antennes se réveillent un peu et j’ai le sentiment très net qu’il va falloir attaquer le sujet avec un peu plus de tact, et marcher sur des œufs quand on va commencer à parler du fils. « Votre fils habite St Denis ? » Le sourire de Madeleine n’est pas contraint, il serait presque lumineux s’il n’y avait cette petite touche d’humilité qui la rend tellement douce.
« Oui, en fait notre (il est beau le « notre ») fils est tétraplégique, il a fait une rupture d’anévrisme le 6 janvier 2000, à l’age de vingt ans. »
Effrayante précision, tellement naturelle et terrible….
« Vous savez, il s’exprime en clignant des paupières ».
Non, je ne sais pas.
Enfin maintenant je sais, alors nous parlons. Le gros sentiment de malaise que j’ai pu ressentir (on s’en fout) fait très vite place à une discussion sur les livres auditifs, les films qu’il a vu, combien il peut être heureux avec Harry Potter. Elle n’a pas besoin d’en parler mais elle le fait volontiers, peut être parce qu’elle sent l’inconfort en face, et qu’elle est sur terre pour accompagner ceux qui ne vont pas bien.
Je suis totalement fasciné par sa qualité humaine puisqu’à aucun moment je ne peux repérer une quelconque aigreur, ni même l’usure que les épreuves de la vie auraient pu laisser sur son caractère. J’ai devant moi quelqu’un qui rayonne sans briller, ça n’est pas si fréquent.
Je lui demande si elle a des questions, mais elle semble avoir surtout des réponses et je la raccompagne à ma porte avec du baume au cœur.
Et Madeleine retourne travailler.
On peut parfois faire de merveilleuses rencontres dans l'entreprise...
Rédigé par : Coccinelle | 27 mai 2009 à 23:03
heureusement
Rédigé par : DR HACHE | 28 mai 2009 à 20:07
Comme quoi un entretien annodin,voire routinier, débouche sur une vraie leçon d'humanité.
Rédigé par : Yves | 10 décembre 2009 à 19:27