Félix Kersten fut un homme à l’étrange destin. Estonien d’origine, installé en Hollande, il avait fait des études de médecine classique bien vite complétées par une formation approfondie aux techniques de massages asiatiques. Ses véritables dons dans cette spécialité en avaient fait la coqueluche de la bonne société, allemande ou hollandaise, qui se l’arrachait avant la guerre.
C’est donc tout naturellement que le docteur Kersten se retrouva à soigner Heinrich Himmler en 1939. Comme on peut l’imaginer, quelques tensions internes provoquaient chez le chef des SS des contractions nerveuses qui le faisaient atrocement souffrir, et le bon docteur était le seul à pouvoir l’en soulager.
Leur rencontre date du début de la guerre, époque à laquelle la folie
destructrice des nazis n’était pas encore trop officialisée par des
faits. Kersten, qui avait la propension naturelle de tout homme
confortablement installé dans l’existence à ne pas se poser trop de
questions, était très satisfait de l’honneur qui lui était ainsi fait.
Soigner les puissants est toujours flatteur, et ne peut avoir que de
fastes conséquences sur le développement de votre clientèle.
Evidement, la frontière entre confort intellectuel et complicité de
génocide ne pouvait résister bien longtemps aux mois passés au
chevet d’un homme comme Himmler.
Il ne fallut donc pas des années à Kersten pour diagnostiquer la
vérité : ils étaient tous fous, et son client particulièrement en
forme dans cette spécialité.
De confortable, la situation devenait compliquée : Himmler avait besoin
de lui, mais sa conscience lui interdisait de cautionner une politique
de plus en plus ignoble.
Alors il joua le jeu.
A chaque fois qu’il allait voir Himmler, il obtenait la libération
d’une poignée de gens qui avaient été emprisonnés dans les semaines
précédentes. Le rumeur se répandit, des réseaux d’information se mirent
en place, et l’on a calculé que le docteur Kersten à été directement
responsable de la libération de 3000 personnes sur les deux dernières
années de la guerre, pour finir par obtenir d’un coup la libération de
3000 femmes du camp de Ravensbrück, ce qui ravale Oscar Schindler au
rang d’aimable amateur dans la catégorie « je sauve des vies sans en
avoir l’air ».
Seulement voilà, pour arriver à ce résultat, Félix Kersten à du
rester jusqu'à la fin un intime de Himmler, qui l’adorait. Il a été
fait colonel de la SS.
Partie intégrante de la mécanique nazie, il est devenu proche de l’un
de ses suppôt afin de pouvoir limiter la casse, ce qui a forcément du
lui poser des problèmes existentiels. Suis-je un menteur ? Suis-je un
salaud ? Quand on lui a proposé sa croix de fer, il a quand même dû
avoir quelques doutes sur l’intégrité de sa démarche (*).
Bien
La population dont je m’occupe actuellement est, on l’aura compris, plutôt moins facile que la précédente. Je pense que la raison principale se situe dans le grand écart entre responsabilités et rémunérations : quand des managers d’équipe de 50 personnes touchent des montants qui feraient hennir de rire le premier assistant golden boy venu, ça ne peut pas bien se passer.
Aux extrêmes de cette population, on trouve deux types de réaction :
les plus philosophes lèvent le pied et ne font plus grand chose, les
plus aigris se rattrapent sur ce qu’il leur reste : le pouvoir
d’emmerder leurs subordonnés.
Tous (tous ceux que j’ai vu pour l’instant) ont une caractéristique
commune : ils s’écoutent parler et n’ont aucune conscience de leur
positionnement réel dans le groupe. Il détestent juste tout le monde
sous prétexte que le train des métiers spécialisés est parti sans eux,
et fulminent sur le quai de la gare depuis quelques années. Ce sont
les banquiers de papa (c’est une expression, pour ceux qui ne
connaissent pas mon père). Ils prêtent ; à rire, surtout. L’un de mes
contacts principaux est une sorte de condensé de tout ça. Cordialement
détesté par l’ensemble de ses équipes, il le leur rend bien et leur
pourrit sereinement la vie. Il ne veut que des bons, ne les gère pas,
veut les user jusqu'à la corde et détruira les plus faibles.
Certains managers se foutent de l’individu. Lui s’en méfie, le
surveille, il est sans arrêt aux aguets. Une mentalité réactionnaire
lui permet d’appliquer des règles plus que strictes, et une coupe de
cheveux un peu trop longue chez l’un de ses juniors cataloguera
immédiatement celui ci comme zazou, godelureau, hippie ( peut être un
peu trop moderne, hippie).
Les moins fun de ses pairs reconnaissent en souriant qu’il est un peu
rigide, très vielle école. J’adore l’understatement, mais il ne faut
pas abuser, le gars possède la douceur d’un barbelé et les qualités de
management d’un oursin.
Je l’ai vu hier.
Et je l’ai flatté. J’ai ri avec lui. Ah Ah Ah.
Il a passé 25 minutes à me décrire le déplorable état d’esprit de la
jeunesse d’aujourd’hui (il a 60 ans). A un moment, sa secrétaire est
entrée pour déposer des photocopies. La pauvre intérimaire a
Ouvert la porte
Dit « excusez moi »
Fait 4 pas dans notre direction
Déposé les photocopies devant lui
Fait quatre pas en retour
Ouvert et franchit la porte.
Fermé la porte derrière elle.
Triomphant, il a attendu 5 secondes, levé les yeux vers moi, et m’a dit :
« Vous voyez ce que je veux dire, c’est quand même du jamais vu ».
Parti de là….
Ma mission et je l’accepte va donc être d’adoucir le destin des
quelques malheureux (ses) qui souffriront trop de cette ambiance.
Pour ça, il va falloir que j’aie sa confiance, qu’il ait besoin de moi.
Le sac à claques va donc rester fermé.
Ca ne va pas être simple, mais paradoxalement après deux ans de pratique je suis sûr que je l’aimerai bien ce con là.
(*) L’histoire du Dr Kersten été racontée par Joseph Kessel dans son livre « les mains du miracle ».
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