Il a le teint gris des petits matins du nord, et porte des lunettes aux verres fumés dans les teintes orangées qui trahissent l’origine petite bourgeoise. Il est grand et maigre, sans age ou plutôt perpétuellement cinquantenaire. Son crâne dégarni de giscardien et ses lunettes carrées font penser à un énarque, mais son demi sourire figé en rictus lui donne l’aspect doux de certains débiles légers, ce qui n’est pas forcément antinomique.
S’il a lu un livre dans sa vie, c’est le passe muraille de Marcel
Aymé. D’un pas infatigable, il chemine dans les couloirs infinis de l’institution afin de distribuer le courrier à certains élus.
Nous le voyons vingt fois pas jour user la moquette de ses grands pieds, fouler la laine synthétique à grandes enjambées inutiles pour aller déposer dans les casiers de tous des lettres peu urgentes.
Puisqu’elles sont passées par la poste.
Il a souvent une veste en tergal, parfois un débardeur Jaquart aux motifs marron. Son grand cou de héron n’est pas tout à fait droit, donnant à sa silhouette un peu rigide un arrière goût de contorsionniste déguisé en banquier.
Aucun d’entre nous ne connaît son nom, et la majorité des gestionnaires individuels ne doit même pas avoir conscience de son existence, puisqu’il n’existe pas.
Il n’a pas de métier. Est il handicapé mental ? Je ne sais.
Il déambule à longueur de journée, légèrement penché en avant dans un souci instinctif d’optimisation du cœfficient de pénétration dans l’air, exposant sa maigreur et sa blafardise aux murs pales qui lui renvoient le néant de son existence. .
Le voir passer amplifie mes émotions les plus brutes. Parfois j’ai envie de pleurer, souvent de lui courir après pour lui botter le derrière, ou lui offrir une assiette de carottes râpées juste pour voir.
Il est fort possible que cet être mythique n’existe pas. Comment imaginer à notre époque que l’on ait encore des quinquas en cravate qui posent des papiers dans des boites toute la journée dans le secteur tertiaire ?
Son travail n’existe pas, de cela je suis certain, mais lui ? Il faudrait que je le pince une fois.
Est il l’elfe facétieux qui sort mes clefs de scooter de mon casque un jour sur deux et m’oblige à remonter au bureau en hurlant des insanités à la face du destin ?
L’autre jour je l’ai vu esquisser un entrechat au détour d’un couloir. Venait il de déposer un particulièrement joli paquet, une enveloppe de couleur ? Peut être avait il simplement reçu l’obole d’un regard, d’un sourire. L’un des clones technocratiques s’était il défait de son masque le temps d’un café, ou faisait il simplement beau dans la tête de simplet ce jour la ?
Difficile de percer l’aura de mystère qui se dégage de cette ombre.
Peut être est il surtout l’élément indispensable à nos vies, cette nuance indicible qui ne sert à rien mais participe à tout. Peut être est il ce magasin du quartier de notre enfance devant lequel on repasse 20 ans après et qui s’est transformé en agence immobilière.
Tiens, qu’y avait il à cette endroit ?
Rien d’important, une mercerie, un antiquaire pouilleux.
Notre existence est faite de ces endroits et de ces gens qui disparaissent sans laisser même d’image, juste une petite brique invisible dans la construction du moi qui permet de faire tenir l’ensemble.
Alors merci, grand crétin, de passer et repasser devant mon bureau avec ton air niais et ta démarche de dromadaire pressé, sans toi la vie ne serait pas tout à fait la même, et l’institution ne saura jamais combien elle te doit.
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