Mon Dieu qu’il est difficile de rentrer dans l’entreprise d’aujourd’hui.
Il faut être construit, il faut être solide, la grâce et la souplesse d’esprit doivent se deviner mais ne pas prendre le dessus. Montrer que l’on est malléable mais indestructible, avoir une mention très bien au bac S mais le sens du système D et de la prise d’initiative. Etre sérieux mais pouvoir faire rire, être serein mais surinvesti, être équilibré mais pouvoir tout sacrifier sans qu’on vous le demande. Comprendre les rouages sans être politique, allier calme et sauvagerie.
Et par-dessus tout, être efficace.
A la lecture de ces quelques exigences, on pourra se dire qu’une telle personnalité aurait, pour exister, dû répondre à la quadrature du cercle et ingurgiter un bout de pierre philosophale pour son
petit déjeuner. Nous avons tous conscience que si les ressources individuelles peuvent être développées par chacun en fonctions de diverses motivations (acheter un écran plat, le dernier disque de Mika ou des yaourts au soja), seule l’entreprise a les moyens de donner l’exemple à tous, par l’intermédiaire de messages subliminaux qui formatent l’esprit du troupeau de Gnous venant bosser tous les matins.
Cela n’est pas prouvé mais certains pensent qu’il existe au sein de notre grand groupe un Think Tank composé de cadres dirigeants entre deux postes ou qui n’ont pas bien compris le leur, et dont la mission est de relier des concepts généraux liés à l’entreprise et leur application pratique.
Leur dernière initiative est un succès.
Le thème de leur réunion était, justement, l’illustration de la difficulté pour tous à intégrer l’entreprise, et la valorisation de celle-ci par le filtre de ce tri qualitatif. Ils se sont vite mis d’accord sur ce constat : il faudrait matérialiser cette difficulté afin de bien en imprégner les tissus du corps social.
Dans un éclair de génie, le meilleur d’entre eux a su allier quotidien, sémantique et loi de l’emmerdement maximal : afin d’illustrer la difficulté à rentrer dans nos murs il s’est attaqué à la porte d’accès principale de notre immeuble.
Il a pour ce faire fait appel à un grand cabinet d’antimarketing parisien, et a du lui demander quelque chose comme
« Mesurer l’assertivité induite dans la mécanique d’entrée au sein de l’institution et corroborer l’adéquation de la fluidité des rouages et de l’appétence aspirationelle dans une consonance sécuritaire. »
Ils ont donc changé la porte d’accès à l’immeuble, utilisée 4 fois par jour par environ 300 personnes.
Les Dieux, non content d’occuper leurs journées à bricoler des malédictions pour punir les hommes d’être mortels, doivent bien se marrer aussi une fois de temps en temps, mettez vous à leur place.
L’ancien système, de bêtes portes en verre coulissantes que l’on actionnait avec un passe magnétique, permettait à la sécurité de vous parternaliser lorsque vous aviez oublié celui-ci, voire de vous interdire la passage pour se distraire en vous obligeant à faire le tour du pâté de maison, mais la procédure était assez simple : badge, porte, passage, boulot.
Après un mois de travaux durant lequel nous avons tous dû passer par des chemins dérobés et changeants pour aller bosser, quelle ne fut pas notre joie un matin de voir le pont-levis enfin rabaissé :
Deux sas pouvant contenir chacun une personne, et chacun composés de quatre portes. Tout d’abord présenter son badge, le premier sas, composé de deux portes de saloon en verre, s’ouvre vers l’intérieur. Se dépêcher de rentrer au milieu du sas, bien mettre ses pieds sur les marques au sol et rester immobile environ 5 secondes, en prenant l’air le plus idiot possible puisque dix personnes vous regardent en attendant leur tour. Le sas de derrière se referme sur vous, une à deux secondes se passent, claustrophobes s’abstenir, le sas de devant s’ouvre. Vous pouvez intégrer le cénacle institutionnel et vous cogner dans l’incontournable embouteillage formé par tous les gens qui aimeraient bien sortir et vont devoir se plier à la même gymnastique.
Sur un seul sas, puisque l’autre est traditionnellement en panne.
Coût moyen de chaque passage : 20 secondes. Quelques calculs laborieux permettent de constater que la banque perd 143 jours / homme par an avec ce nouveau système, mais j’aime à penser que tout cela est le fruit d’une mure réflexion de nos élites pour nous faire prendre conscience de la chance que nous avons de pouvoir pénétrer en ces murs centenaires.
Même de mauvaise humeur.
Tordant :)
Rédigé par : Niko° | 12 octobre 2009 à 22:51