Il faut expatrier Nessib à Dubaï.
Nessib est un marocain de courte taille, qui a du être élevé telle la fleur des pâturages aristocratiques d’Afrique du nord. La petite trentaine, il est souriant par défaut, policé à l’excès, légèrement gras et doté d’un petit bouc très brun. Notre première rencontre il y a un an se passe bien, il cherche à se faire naturaliser Français et requiert notre aide.
Nous ne nous mêlons en général pas de cette sorte d’affaires, mais l’un de nos pontes croise le président et en vient à lui parler de Nessib. (Petit zoom : on a parfois l’impression que nos têtes dirigeantes passent leur temps à faire de la causette de salon quand ils se voient, en toute logique le président devrait autant s’occuper de Nessib que Jacques Chirac en son temps des ours pyrénéens, mais Dieu est présent jusque dans les plus petits détails).
Le président demande un dossier, glisse en se pâmant un peu qu’il va l’envoyer à Sarkozy, nous construisons le dossier avec Nessib qui est tout miel et bien sur tout ça se termine en eau de boudin.
Le dossier n’a jamais franchi les 354 mètres de béton armé mental qui séparent le président du reste du monde, il s’est perdu dans les oubliettes de la grandeur. Nessib n’est pas naturalisé.
Et donc pas content non plus.
Son ton de voix change imperceptiblement, il est un peu plus cassant, on sent qu’il aimerait nous taper sur les doigts avec une réglette.
En fait il semble avoir l’habitude du service, mais de bonne qualité, et doit juger que les ressources humaines sont un peu légères. Je me permets de rappeler qu’il a 29 ans. Dans ses contacts avec les éléments féminins des RH, nous constatons progressivement une pointe d’agressivité, doublée d’un mépris certain.
On sent que le sexe faible devrait faire preuve d’humilité devant l’éclatante splendeur de son orientale masculinité. Depuis deux ans, Nessib fait des allers retours entre Paris et Dubaï. Il est incontrôlable et joue à l’anguille avec ses managers franchouillards qui n’accrochent que très peu avec son mode de vie itinérant et ses notes de frais pharaoniques. Son nouveau patron Achille a enfin décidé de le clouer à Dubaï. La vraie raison est politique : Achille veut déstabiliser le responsable local mis en place par son prédécesseur et qui déteste Nessib. Nessib est donc intouchable, et Achille fait partie de ce genre de manager qui teste les capacités de négociation de ses sbires en les envoyant en première ligne se battre en interne :
« Bats toi champion, tords le bras des ressources humaines et tu auras mon respect. »
Nous faisons une proposition chiffrée à Nessib. Je suis en train de lire les sept piliers de la sagesse de Lawrence d’Arabie, et me sens tout empli de finesse arabisante, souple et ferme, fier et tolérant, ça va être du gâteau, je me vois déjà sur un chameau mener Nessib à la victoire à Dubaï malgré lui. Nessib lit ma proposition, se rembrunit un peu, dit merci, et sort de mon bureau sans un mot de commentaire. L’usage ( ???) est que le candidat à l’expatriation réfléchisse quelques jours et revienne avec des arguments de négociation si besoin est, ou valide ses conditions. Nessib se tait.
Un mois se passe. J’essaye de le joindre, il fuit. Ne répond pas à mes messages. Puis les vacances. Les siennes, les miennes. Au bout de trois mois, j’apprends qu’il est à Paris. Je réussis à mettre la main sur lui au détour d’un couloir, et m’étonne de son silence.
Et il ne comprend pas.
Je ne serais quand même pas en train de lui parler de l’infâme torchon que je lui ai présenté en Juin, par hasard ? Comme il me le dit (trois mois après donc), ces conditions sont inacceptables, et il attendait de moi que je lui en propose d’autres. Il s’étonne haut et fort que je ne l’ai pas fait avant, sous entendant que nous avons la belle vie au ressources humaines.
Le petit salaud m’a eu par surprise, mon coté fleur bleue n avait pas anticipé la mauvaise foi ni l’agressivité comme arme de bataille. De plus, nous avons peu l’habitude qu’on nous résiste, les RH font en général peur et les gens ne veulent pas se les mettre à dos. Et puis j’ai dix ans de plus que lui, je viens d’un glorieux métier de trader, il ne va pas m’en raconter, ce jeune homme.
Le mois suivant m’a permis de remettre les pendules de mon ego à l’heure d’hiver.
Il a eu tout ce qu’il voulait.
« Notre contribution à son logement est trop faible » (elle est deux fois supérieure à celle d’un junior de 25 ans) eh bien augmentons la.
« Son salaire n’a jamais été augmenté depuis trois ans qu’il est dans la banque » (je vérifie, augmenté deux fois) : aucune importance, augmentons le. Nous lui appliquons le taux de change utilisé par toute la banque, une moyenne de la dernière année. MAISMAISMAIS il est légèrement moins avantageux que le taux actuel !!!!! Compensons, compensons. A chaque fois, il fait appel à Achille, qui ne peut plus se dédire, et cède à toutes ses requêtes, même s’il n’est pas dupe. Certes, sa politique de la terre brûlée est dangereuse, et même Achille lui fera payer à terme, mais Nessib a l’esprit mercenaire et se moque totalement de son avenir dans la banque, qu’il quittera dans les trois ans.
Il a très vite perçu le support d’Achille, et sait employer son bagage culturel pour être odieux avec le petit personnel.
« Tu travaillais bien , DR HACHE, mais je dois dire que tu t’es laissé aller récemment, et je ne suis pas le seul à le dire »
Sentant la menace poindre, je l’envoie vers d’autres membres de l’équipe RH, avec lesquels il est pire, jetant les papiers à leur figure, sortant des phrases telles que « c’est du grand n’importe quoi », ou « c’est horrible ici ». Son attitude, si elle me conforte vis-à-vis de mes pairs, est parfaitement cohérente du début jusqu’ à la fin, puisque son patron finit par prendre partie pour lui en notre défaveur, et dévoile ainsi le peu de respect qu’il peut avoir pour des fonctions comme les ressources humaines.
Nessib a rabioté sur tout.
Il a sorti des chiffres faux sur toute la ligne, obtenu des conditions de ministre, s’est contredit huit fois. Une horreur rhétorique très efficace puisqu’il était arrivé à nous bloquer, et pouvait s’en targuer vis-à-vis de son patron.
Quand les Ressources Humaines deviennent subjectives et émotionnellement engagées, elles perdent leur neutralité et s’affaiblissent. Le temps était son allié, et j’ai fini par être obligé d’aller dans son sens, le spectre du racisme planant à l’horizon.
Bien joué Nessib, et merci pour la leçon
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