S’il est vrai que l’orgueil n’est jamais que la manifestation d’un manque d’amour remontant à l’enfance, une couche supplémentaire que l’individu s’attribue parce qu’il faut bien que ça vienne de quelque part, alors Achille a du être élevé dans un berceau en cactus, par le père fouettard et la mère Mac Miche.
Achille, comme la majorité de nos cadres dirigeants, possède une tête extrêmement bien faite, et la connexion de ses neurones a été validée par un cursus
de diplômes sans pareil.
Plutôt que d’être ministre, il a choisi (pour l’instant) le monde des affaires, et tout particulièrement celui de l’argent. Il en a d’ailleurs gagné beaucoup, mais compte bien en gagner plus dans les dix ans qui viennent.
Il ne semble pas cupide, mais l’argent en général et sa rémunération en particulier sont plutôt des symboles de son importance et de sa qualité, la façon qu’il a de prouver au monde qu’il est le meilleur.
D’une apparence physique assez quelconque, il est sec, petit, avec un large front et des yeux perçant et extrêmement mobiles. Si vous bougez la main en lui parlant, son regard va suivre votre main et non rester accroché a vos yeux, c’en est même dérangeant.
Achille a le verbe franc, il aime provoquer, mais pas n’importe qui. Il déteste la confrontation en fait, et s’il est capable d’utiliser les mots les plus orduriers pour parler d’un de ses ennemis, ça sera toujours en l’absence de l’intéressé.
Cette rudesse de vocabulaire lui vaut, au sein de l’institution, une réputation de gars « dur mais bien », « avec lui au moins c’est clair » et autres fariboles parfaitement imméritées puisqu’il va toujours refuser le conflit ouvert, sauf à s’acharner sur les blessés une fois qu’ils sont à terre et qu’il n’y a vraiment plus aucun risque.
C’est le cas en ce moment.
Achille vient de reprendre un pan entier d’un des métiers de la maison. Il ne l’a fait qu’a deux conditions implicites : Sa rémunération globale ne devait pas baisser, et son futur boss devait changer.
Notre institution continue en effet a appliquer ce principe assez étrange et très français qui veut que votre salaire décroisse en fonction de vos responsabilités : dans le monde bancaire il est (de moins en moins) admis qu’a un moment dans votre carrière, si vous voulez commander il faudra être moins payé.
Ca s’appelle l’atterrissage, et c’est selon moi parfaitement aberrant, mais c’est ainsi. Ca nous donne des génération entières de tocards (les seuls qui ont accepté de monter), ou de frustrés qui regrettent leur bonus d’avant, et se rattrapent sur la seule chose qu’il leur reste, le pouvoir. Pas très équilibré tout ça.
Achille n’est pas fou, et avant de monter il veut s’assurer du beurre, et du reste. Y arrivera-t-il, c’est un autre débat, mais la seule manière qu’il a trouvée c’est de dire qu’il continuera à remplir ses taches précédentes, en plus de ses nouvelles responsabilités.
Mais alors, il ne bossait pas a 100 %, avant ? C’est le genre de questions qu’un RH ne pose pas directement, sous peine de mutation à Conakry.
Voilà pour l’argent. Pour la hiérarchie, Benito, l’ancien boss de son prédécesseur Marco n’avait pas le vent en poupe, Achille n’a qu’a eu appuyer un peu dessus pour le faire couler : Benito a perdu la responsabilité du sous métier en question.
Benito n’avait pas vu venir la gifle, mais il en connaît le caractère punitif, et il doit bien se douter que c’est le premier pas vers d’autres tourments. Cela dit c’est un vieux lion, doté d’une personnalité bien marquée il va tout faire pour que cette transition se passe mal, sans pour autant se mettre à risque.
C’est de bonne guerre, et ça va donc porter sur des détails.
Ondine est une assistante (le nouveau mot pour secrétaire). La quarantaine, elle est d’un niveau général nettement supérieur à la moyenne de ses collègues. Elle est douce sans être conne, pas spécialement jolie ni laide, les traits un peu forts mais qui font ressortir le calme et la douceur de sa voix. Elle lit, écoute, et développe de réelles sensibilités autour de son métier. C’est quelqu’un de bien.
Son ancien patron Marco, qu’elle adorait, vient de se faire dégager et Achille débarque avec armes, fracas, et assistante.
Benito autorise immédiatement le transfert d’Ondine dans son équipe. La réputation d’Achille chez les assistantes n’étant plus à faire, Ondine est soulagée, et Achille devrait s’en foutre, il a déjà une assistante.
Mais trop facile.
Achille ne peut juste pas tolérer que Benito marche sur ses nouvelles plates bandes.
Il bloque le transfert. A l’instar des serfs attachés à une seigneurie Ondine lui appartient, elle fait partie du cheptel. Il ne la connaît pas, s’en tape complètement, n’en aura pas l’utilité, mais il bloque, comme tout bon gamin de 7 ans à qui sa petite sœur vient de chouraver son cadeau d’anniversaire : d’accord je ne m’en servais pas, mais il est à moi.
Benito sait bien qu’il a fait une petite gaffe.
Achille exige réparation, il veut des excuses (sic).
Je fais le tampon entre ces deux couillons, avec Ondine qui ne sait plus où elle bossera demain, et qui a quand même un peu choisi son camp mine de rien, si elle se retrouve avec Achille ça va saigner.
Aucun de ces deux cadors ne va s’excuser, j’ai obtenu de chacun d’entre eux (séparément) la promesse qu’Ondine serait bien transférée, mais ça fait 15 jours, et rien.
Ils n’arrivent pas à se parler.
Ces deux vrais professionnels, qui sont capables de jongler avec des chiffres, des concepts, de mettre en place des stratégies, des budgets, de développer, construire, organiser et prévoir, sont victimes de leur amour de soi et de la haine de l’autre.
Et Ondine, objet dérisoire de leur colère, n’en sortira pas indemne.
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