Jean-Luc Les-Mouches est rentré dans notre grande maison il y a plus de 20 ans.
Centralien comme il se plaît à le rappeler parfois (trois fois en un mois sur ma seule personne), il n’est pas issu de la branche parisienne de l’école.
Il y a plusieurs Ecoles Centrales en fait, et leur seule réelle homogénéité c’est leur nom, un peu comme Rohan-Chabot et Potel&Chabot : pas grand chose à voir. Donc laissons planer le doute, j’ai fait Centrale point barre.
Si on me demande il sera toujours temps d’avouer que c’était Centrale Plougastel.
Jean-Luc est un bosseur, et ce probablement depuis toujours : pour ceux qui connaissent le petit Nicolas, c’est Aignan, sauf qu’il n’a jamais
du être chouchou de la maîtresse. Il a l’onctuosité servile de ceux qui se sont beaucoup fait botter le derrière, et son regard en biais est moins un signe de fourberie que de crainte ancestrale d’une séance de martinet.
On n’arrive pas à l’imaginer bêtisier à un quelconque moment de sa vie, ça a juste du lui tomber dessus sans bonnes raisons, mais avec de grandes traces rouges sur son fessier mental : au fond il donne l’impression d’avoir peur.
Jean-Luc n’est pas un manager né. Il n’aime pas la prise de décision.
La population d’une entreprise se divisant en deux grandes catégories, lui se situe tout au bout de la partie « centre de coût » : il a bien sûr fait partie des flics de la banque, l’audit interne, puis s’est retrouvé secrétaire général de diverses entités dans divers pays. Son cerveau est logique et bien organisé, il veille au respect des règles et serre les boulons, mais serait incapable de trancher sur un problème dont la solution n’est pas dans le manuel.
C’est un fonctionnel.
Les relations de Jean-Luc avec ses clients internes sont très formelles, et la fonction qu’il occupe dans la banque en souffre : dans son job, il faut faire preuve de créativité et d’un minimum de goût du conflit si l’on veut exister, sinon, la pression ambiante vous transforme rapidement en passe-plat. Les opérationnels (centres de profits) vous tolèrent et s’habituent très vite à la flatterie et à l’absence de contradictions.
Vis-à-vis de ses subordonnés, sont attitude est plus fine : sous couvert de respect des formes c’est le roi de la rétention d’information et il va se garder l’accès à toutes les strates supérieures de la maison. Il va aussi vous appeler le matin en disant :
« Bonjour c’est Jean-Luc Les Mouches (il donne toujours prénom et nom de famille, même aux malheureux avec lesquels il bosse depuis 5 ans), il est 8 h 57, pourrais tu me rappeler quand tu arrives ? »
Il pourra vous demander d’appeler untel d’ici deux jours et de l’appeler lui-même dans la foulée, histoire d’être sûr que le coup de fil du surlendemain soit bien redondant et que vous n’en sortiez pas grandi.
Paradoxalement, il n’est pas très carré dans ses réponses à des questions de procédures, et possède un art consommé de noyer le poisson : il va prendre une heure pour résoudre un problème dont on s’aperçoit qu’il avait disparu rien qu’en posant la question. Cette tendance à nager la brasse dans un verre d’eau, finalement assez courante, va chez lui avoir des prolongements effrayants :
Il va par exemple maîtriser parfaitement les données – chiffres, statistiques quotidiennes, évolution des pourcentages- d’un sujet dont tout le monde se fout, mais sur lequel il sera incollable, puisqu’il y aura passé 12 heures par jour pendant trois semaines.
Imaginons que l’entreprise s’intéresse l’espace d’un instant à l’ancienneté de ses cadres (je prends un sujet RH, mais ça pourrait être n’importe quoi). Jean Luc sera capable assez rapidement de vous dire quelle était l’ancienneté moyenne des cadres à Toronto entre Mars1992 et juillet 1997.
Si on le lui demande…
Il deviendra donc le maître absolu de ce domaine, au grand soulagement de ses pairs (voire de son boss) qui culpabiliseront un peu de ne pas s’y être collés, et lui foutront de ce fait une paix royale.
Tout ça en pure perte bien sûr, puisque 80 % des données qu’il aura produit et maîtrisées ne seront jamais utilisées par personne.
Aux Ressources Humaines, déversoir des grands et petits problèmes, nous aimons penser que le mal absolu n’existe pas. Personne ne naît méchant, tout le monde a des circonstances atténuantes et la vie a été plus ou moins clémente pour chacun d’entre nous. Ce relativisme nous permet de ne pas gifler tout un chacun à longueur de journée, ce qui ferait du bien mais aurait ses limites en terme d’efficacité et de pérennité dans le poste.
Cette tempérance est facilitée par notre aspect tiers : nous ne sommes pas directement impliqués dans les relations entre managers et employés. Nous sommes des arbitres, c’est moins dur, bien que parfois un peu frustrant.
Pour pallier cette frustration, on se met souvent en situation, on se substitue aux gens. Ca s’appelle l’empathie.
C’est d’autant moins dur que par nature on les aime bien.
Certes.
Mais lui, on ne peut pas.
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